Lettre Ouverte

Chers spectateurs et chères spectatrices,

Une fois n’est pas coutume, nous nous voyons contraints d’interrompre la projection. Pas que nous ayons quoi que ce soit à vous vendre – ce n’est pas le style de la maison. Bien plutôt, nous avons à vous raconter. Vous raconter ce que nous vivons ces temps-ci, dans nos locaux d’Arcueil. Ceux-là même qui nous ont donné tant de joies et nous ont permis tant de choses vont nous être retirés sous peu. On va pas se mentir : on savait que ça nous pendait au nez, étant donné que le deal avec notre bailleur1 impliquait le fait qu’on remette ces locaux à disposition dès que projet les concernant il y aurait. Et projet il y a. Alors quoi? On fait nos cartons et puis basta? C’est que, nous aussi, on veut connaître la suite du film. Et puis, à vrai dire, on a même des idées concernant le scénario.

Pour comprendre ce qu’on vit à Arcueil et ce qui s’y joue, faut d’abord qu’on se présente. Ce « nous » désigne Synaps Collectif Audiovisuel. La coquille de noix avec 1901 frappé sur la voile, qu’on a lancée sur les flots il y a maintenant dix ans. Au gré de vents plus ou moins favorables, nous avons tenu bon, naviguant sur ce détroit qui sépare le grand cinéma professionnel de celui, indébrouillard, qui fait battre nos cœurs. Et refusant par là même de choisir l’un ou l’autre territoire.

Si « le Cinéma » est notre figure de proue, il se décline désormais au gré de chacune des facettes qu’incarnent la quarantaine de membres actifs – salariés ou bénévoles – qui se croisent et se recroisent tous les jours au 18, rue Henri Barbusse. Alors : des films, on en produit et on en réalise. Jusqu’ici, tout va bien. Mais « des films », on en diffuse aussi, sur les routes de France et de Navarre – et pas que les nôtres. C’eût été trop simple. Et puis, le chemin étant si bon, on n’a pas su s’arrêter : éducation à l’image et formation, mutualisation et location de matériel, labo photo, enregistrement de groupes de musique, prestations de captation vidéos, édition de dvd…

Jadis (pendant six ans), nous avons officié éparpillés, quelque part entre le garage des copains (pour y stocker le matériel de tournage et de projection) des chambres pour les ordis, de salles municipales en squat ou de salons en terrasses pour les nombreuses réunions. Au prix de quelques contorsions quotidiennes, et pas sans courbatures. C’est pourquoi l’octroi de ces locaux d’Arcueil en 2014 était tout à la fois une chance et un passage obligé. D’abord, ces pièces vides on les a regardées comme de grands gâteaux. Puis on les a dévorées. Profitant de l’aubaine pour construire et équiper une salle de montage et d’étalonnage ainsi qu’un studio son mais aussi un local pour bricoler, réparer, souder et un labo-photo argentique.

Ces salles, ainsi que toutes les activités permises par l’espace dont nous jouissons pour quelques mois encore2, ont fait de nos locaux d’Arcueil un véritable centre de ressources. Une oasis pour artistes, technicien.nes, passionné.es et autres aficionados3 de la libre circulation des idées et des contenus artistiques. Pour s’en convaincre, il suffit de passer à midi, à ce moment précis où, souvent, il manque des couverts alors que pourtant les casseroles exhalent leurs défis olfactifs à l’appétit des plus pressés d’entre nous. Oui, du monde, il y en a autour de la table, autant que dans les couloirs et dans les bureaux, faisant de ces locaux un véritable creuset d’expérimentation artistique, collectif et politique. Un lieu où l’on vit, travaille et construit dans un même mouvement.

Vous comprendrez donc aisément, chers spectateurs.trices, qu’on l’ait eu quelque peu mauvaise en apprenant par hasard qu’on devait dégager, au détour d’une conversation avec nos voisins de palier puis quelques jours plus tard officiellement en réceptionnant un froid courrier recommandé. Quant à l’accord oral avec le SAF 94 dire ce que c’est vite fait qui nous avait promis de nous reloger si départ il devait y avoir? Plouf. Les temps sont visiblement durs pour la parole donnée. Et pourtant, nous, sans locaux on ne peut pas continuer, vu le volume actuel de nos diverses activités. Pire encore : sans porte, comment voulez-vous qu’on mette la clef dessous? Soyons sérieux, il va falloir trouver une solution, et c’est la suite de notre histoire :

Silence plateau. Moteur demandé. Action : c’est l’histoire d’une asso qui s’inscrit dans son territoire – au gré de différentes actions locales – tout en ayant des ramifications dans la France entière.4 Elle emploie une personne à mi-temps et s’apprêtait à en employer d’autres (sans oublier les contrats d’intermittents, les cessions de droits AGESSA et autres services civiques). Elle porte en ce moment même plusieurs films et projets. Soutenus, et parfois même carrément attendus. C’est l’histoire d’un monde où les pouvoirs publics réalisent qu’au-delà des formules incantatoires déroulées petit doigt levé au gré d’innombrables réunions et autres concertations publiques, la « création culturelle » c’est avant tout des gens dotés d’un espace physique où faire « des trucs ». C’est pourquoi l’association et les pouvoirs publics décident de se rencontrer. Rendez-vous est pris.

Ils se retrouvent, au bord d’une route peu fréquentée, où seuls des virevoltants troublent par moment un épais silence. D’abord ils se toisent. Un ange passe. Puis la discussion s’engage : les pouvoirs publics, ils disent que c’est pas évident, qu’ils sont un peu ric-rac et que l’intérêt général, il déguste sec par les temps qui courent. L’asso, elle, elle dit qu’elle ne veut pas être récupérée, et que même si elle a besoin de locaux, elle ne sacrifiera pas pour autant son indépendance vis à vis de la coloration partisane ou de la politique culturelle d’un tel ou d’un tel. Même que c’est vital pour elle.

Baissant bientôt d’un ton, l’association poursuit en expliquant que le paiement d’un loyer dans le parc privé – outre la mettre directement en difficulté – renchérirait d’autant les factures de ses différentes prestations, mettant par capillarité d’autres personnes et structures en galère. En outre, elle explique souhaiter rester dans le Val-de-Marne et si possible à Arcueil, étant donné ses actions qui y sont en cours de réalisation. Aussi : elle peut s’adapter à une nouvelle convention d’occupation précaire, quitte à bouger à nouveau un jour. Néanmoins, elle concède qu’il lui faut des locaux au moins aussi grands et fonctionnels que les précédents pour pouvoir continuer à y déployer ses activités dans de bonnes conditions. Et peu importe si la tapisserie est défraîchie : ça nous fera une raison de plus de multiplier les projets de films afin de la recouvrir avec leurs affiches.

Tandis que les pouvoirs publics semblent désormais tout ouïe, l’association, le regard tendu vers demain, les prend par la main et ensemble ils marchent vers l’horizon. Au son, on les entend converser concernant l’impératif soutien en nature à l’économie sociale et solidaire, giron dans lequel l’association s’inscrit et qui fait de plus en plus figure d’ultime rempart face à la colonisation mortifère de chaque pan de la vie par le marché. Bientôt, ils disparaissent dans le soleil couchant. The end. Musique de fin. Clap clap clap…

Bon, peut-être qu’on se raconte des histoires… Peut-être même qu’on rêve un peu.

Mais comme ça fait dix ans qu’on « rêve un peu », on sait plus faire autrement.

Ces locaux, on en a besoin… On n’est pas loin de penser qu’on y a droit..

Et puis considérer notre association, c’est entrevoir un bout de nos vies…

Alors c’est peu dire qu’on va se bagarrer…

Et à choisir on préférerait que ce soit avec, plutôt que contre qui que ce soit…

1. Une convention d’occupation précaire, sans loyer, tacitement renouvelée tous les six mois et délivré par le SAF 94 – Syndicat d’Action Foncière piloté par le conseil général du Val de Marne, et qui gère les bâtiments vides pré-emptés pour des projets immobiliers

2. Nous sommes censé quitter les locaux au 31 décembre 2017

3. Et aficionadas!

 

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